Orlando Ribeiro, rénovateur de la Géographie au Portugal

Après le brusque essor qu’elle avait fugacement connu au XVIe siècle grâce à l’action de quelques brillants géographes explorateurs, la Géographie fut, pendant longtemps, fort peu pratiquée au Portugal. Ni les Jésuites, dans leurs collèges, ni les réformateurs des XVIIIe et XIXe siècles ne donnèrent une véritable importance à cette science, considérée comme auxiliaire de l’Histoire. Seuls travaillèrent quelques chorographes compilateurs, mais la Géographie n’avait aucune place dans l’Université.

Quelques précurseurs apparurent à la fin du XIXe siècle: le forestier Barros Gomes, le capitaine Gérard Pery, le médecin Silva Telles. Mais ce sera seulement à partir de 1922, quand Amorim Girão obtiendra le titre de docteur en Géographie à Coimbra et commencera à y développer une œuvre originale, que la Géographie acquerra vraiment une dimension universitaire, mais sans sortir encore d’un cadre régional et national.

Carnet de terrain nº 48, Les Azores, 1957/58
Carnet de terrain nº 48, Les Azores, 1957/58

C’est à Orlando Ribeiro qu’on doit la création à Lisbonne, en 1943, d’un nouveau foyer, qui atteignit tout de suite une dimension et un renom international. L’ample horizon culturel où il inséra son esprit humaniste et la préparation naturaliste qu’il rechercha toujours «auprès d’hommes exigeants et rigoureux, de formation scientifique initiale pour la plupart », servirent d’appui à ses efforts pour rénover l’enseignement de la Géographi, en le fondant sur l’observation. Orlando Ribeiro voulait assurer une solide base physique aux études de Géographie et il voulait aussi que l’enseignement intégré de celle-ci ne sépare pas les aspects divers, physiques, culturels et sociaux, des entités géographiques étudiées.

L’île de Corvo, 1953.
L’île de Corvo, 1953.

À la fin de sa carrière, quand il écrivit ses mémoires dans les années 60 à 80, Orlando Ribeiro montrait encore la même préoccupation, face au manque d’intégration et de synthèse que manifestait alors l’évolution des études géographiques. «Encore que quelques géographes continuent à cultiver ses deux branches, la séparation est complète entre la Géographie physique, qui s’appuie sur des méthodes rigoureuses d’analyse et d’expériences, et la Géographie humaine. Les études de Géomorphologie ont cessé d’être incluses dans le contexte d’une Géographie régionale intégrée. L’intérêt pour celle-ci disparaît visiblement, comme si les régions ne continuaient pas à être les entités fondamentales pour toute étude de base et une des faces de la Géographie.»

Goa. Préparation d’une rizière. 1955.
Goa. Préparation d’une rizière. 1955.

D’après Orlando Ribeiro, la diversité des orientations révèle une tendance «à séparer les thèmes, quand il serait plus raisonnable de séparer les régions». L’évolution même des techniques d’observation ne justifie pas cette tendance. Au contraire, grâce à la télédétection, «l’homme parvient aujourd’hui à étudier sa demeure depuis l’extérieur, en voyant ce que seuls les artifices de la Cartographie, avec ses déformations et ses signes conventionnels géométriques, parvenaient auparavant à représenter, en constituant ce qui fut l’unique fondement de la Géographie universelle pendant près de cinq siècles. Mais Suzanne Daveau utilise l’Histoire, l’Archéologie et l’Ethnographie dans ses études sur l’habitat et sur la diversité régionale; cependant que des techniques modernes et précises la font tirer parti de l’analyse pollinique des formations quaternaires et recueillir des échantillons pour les dater au Carbone 14.»

L’île de Fogo. Un marché. 1952.
L’île de Fogo. Un marché. 1952.

« Je me sens seulement loin de certaines orientations à la mode, qui séduisent à cause de cela même quelques jeunes géographes, en faveur d’une Géographie humaine qui étudie des relations, isolées dans un espace théorique et abstrait, alors qu’aucune implantation ou activité humaine (pas même l’activité spirituelle) n’est totalement séparée du cadre physique qui la soutient et la conditionne en bonne partie […]. La Géographie humaine que je pratique – ou, mieux, la face humaine de la Géographie – se fait avec les cinq sens : la vue qui saisit les ensembles et discerne et analyse les détails significatifs, l’ouïe qui entend au loin tinter les troupeaux ou le rugissement agressif de la circulation mécanique, le chant d’un coq qui signale la proximité d’une ferme ou, au contraire, le silence des villages hindous où on n’élève aucun animal car ce serait péché de les tuer, l’odeur si spéciale des bazars musulmans, où domine l’arôme des épices, la même qui règne sur les marchés du Brésil et du Mexique, l’odeur d’urine qui signale dans le désert le passage ou le campement d’une caravane, la puanteur estivale de la foule entassée dans le métro, […] l’incomparable douceur des peaux noires, si souvent marquées par le fouet […], la saveur de la cuisine populaire, dans laquelle se combinent, à Bahia, des ingrédients venues de trois parties du monde – un point de départ pour l’étude de la rencontre et de la fusion des civilisations. Homo sum: humani a me alienum puto! Mais comme tout cela est loin de la Théorie économique qui inspire une des branches de la Géographie humaine, où les hommes se dissolvent en relations quantitatives ou géométriques abstraites – même si on ne peut nier la précision et la pertinence de certaines de ses analyses. Pourtant, fidèle aux idées qui ont orienté ma vocation, je cherche aussi à rester fidèle à ma jeunesse libérale et tolérante.»

(Les citations sont extraites de Memórias de um Geógrafo, 2003).


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